J'ai découvert et parcouru avec beaucoup d'intérêt les ouvrages de
Günther Anders et de Serge Carfantan. Ces deux auteurs, bien que très différents dans leur approche, proposent des réflexions profondément éclairantes sur notre société et les défis auxquels nous faisons face. De ces lectures, j’en ai voulu faire en particulier une corrélation avec le domaine de l'information documentaire. Car leurs idées m'ont interpellé sur notre métier (Archiviste, Documentaliste, Bibliothécaire,...), et m'ont amené à réfléchir sur la manière dont nous pouvons continuer à jouer un rôle essentiel, malgré un contexte technologique en pleine mutation.

 

A-     Présentation des Auteurs et Références Bibliographiques

§  Günther Anders (1902-1992) est un philosophe allemand, connu pour ses réflexions critiques sur la technologie, la modernité et leurs impacts sur l’humanité. Dans son ouvrage "L'Obsolescence de l'homme" (publié pour la première fois en 1956), il explore l'idée que les technologies modernes dépassent la capacité des humains à s'y adapter, rendant l'homme en quelque sorte obsolète face aux machines. Anders pose des questions fondamentales sur la place de l’homme dans un monde où les objets technologiques sont de plus en plus puissants et autonomes.

 §  Serge Carfantan est un philosophe contemporain, connu pour son travail de vulgarisation de la philosophie et sa capacité à rendre accessibles des concepts complexes. Dans son livre "Sagesse et Révolte" (2014), il aborde la dualité entre la sagesse, souvent synonyme de compréhension et de prudence, et la révolte, une réponse à l'injustice et un moteur pour l'action. Carfantan nous invite à réfléchir sur comment ces deux attitudes peuvent coexister et se renforcer mutuellement, en vue de mener une vie authentique et engagée.

 Ces deux auteurs, chacun à leur manière, m’ont apporté un éclairage particulier sur les enjeux de notre temps, et leur lecture m’a permis de mieux comprendre les défis que nous devons relever en tant que professionnels de l'information documentaire.

 

B-     L'Obsolescence de l'Homme : La technologie, un défi et une opportunité

L’idée d’obsolescence, telle qu’énoncée par Günther Anders, fait référence au risque que les êtres humains deviennent inadaptés dans un monde de plus en plus façonné par les machines. Ce constat est particulièrement pertinent pour les professionnels de l’information documentaire. Les tâches qui faisaient le cœur de notre métier — cataloguer, indexer, trier et classer des documents — sont aujourd’hui exécutées par des systèmes automatisés qui sont plus rapides et parfois même de plus en plus fiables.

Il est donc naturel de ressentir une certaine inquiétude : avons-nous encore une valeur ajoutée à offrir ? La réponse est un "oui" catégorique, mais à condition que nous soyons prêts à repenser notre rôle. Il va de soi que ce que la technologie nous a pris en termes de tâches techniques répétitives, elle nous l’a rendu sous forme de nouveaux défis,  de nouvelles opportunités et même le développement de nouvelles stratégies pour aider les utilisateurs à naviguer dans l'abondance d'informations.

Pour être plus précis, voici 03 exemples concrets pour chacun des domaines des archives, de la documentation et des bibliothèques, illustrant comment la technologie a modifié les tâches et ouvert de nouvelles opportunités.

Domaine

Avant la technologie

Après la technologie

Nouveaux défis et opportunités

Archives

Les archivistes devaient souvent gérer des documents physiques, les classer manuellement, et répondre aux demandes de recherche en consultant des dossiers papier. Cela impliquait des tâches répétitives comme l'indexation manuelle et le rangement de fichiers.

Avec l'implémentation de systèmes de gestion électronique des documents (GED) et de logiciels d'archivage, de nombreux processus ont été numérisés.

Numérisation des archives : Les archivistes peuvent maintenant numériser des documents, ce qui permet une conservation améliorée et un accès à distance. Cela ouvre la possibilité de créer des bases de données en ligne pour le public.

Analyse de données : L'utilisation d'outils d'analyse des données pour examiner les tendances des demandes d'accès ou les comportements de recherche. Cela permet d'ajuster les collections et de mieux répondre aux besoins des usagers.

Documentation

Les documentalistes effectuaient la recherche d’informations en utilisant des index papier, des bibliographies manuelles, et des catalogues physiques. Cela nécessitait souvent de passer des heures à trier et à rechercher des informations.

Les bases de données en ligne et les moteurs de recherche ont transformé la recherche documentaire.

Recherche avancée : Les documentalistes peuvent utiliser des outils de recherche avancée pour accéder rapidement à des articles académiques, des rapports, et d'autres documents numériques. Cela leur permet de fournir des résultats plus précis et plus rapides à leurs clients.

Formation à l'information : Les documentalistes peuvent offrir des formations sur l'utilisation efficace des ressources en ligne, la recherche d'informations fiables, et l'évaluation des sources. Cela devient une compétence essentielle face à la surabondance d'informations disponibles sur Internet.

Gestion des connaissances : Les documentalistes peuvent s'impliquer dans la gestion des connaissances au sein d'organisations, en utilisant des outils numériques pour capturer et partager le savoir-faire.

Bibliothèque

Les bibliothécaires géraient des catalogues physiques et aidaient les usagers à trouver des livres en consultant des fiches et des listes de classification manuelles.

L'introduction de systèmes de gestion des bibliothèques et de catalogues en ligne a révolutionné la manière dont les bibliothèques fonctionnent.

Prêts automatiques : Les bibliothèques ont mis en place des systèmes de prêt automatique, permettant aux utilisateurs de s'enregistrer eux-mêmes. Cela libère du temps pour les bibliothécaires, qui peuvent se concentrer sur d'autres aspects de leur rôle.

Création de contenus numériques : Les bibliothèques peuvent désormais offrir des ressources numériques, comme des livres électroniques et des bases de données de revues. Cela demande aux bibliothécaires de développer des compétences en gestion de contenu numérique.

Événements communautaires et programmes éducatifs : Au lieu de se concentrer uniquement sur la gestion des livres, les bibliothécaires organisent des ateliers, des clubs de lecture, et d'autres événements pour renforcer l'engagement de la communauté et promouvoir la lecture.

Au regard de ce qui précède, on se rend compte que l’un des axes majeurs du changement est celui de la numérisation qui a complexifié le paysage informationnel. Aujourd'hui, il ne s’agit plus seulement de gérer des documents, mais de fournir un sens à travers un déluge de données. Les professionnels de l’information ne sont plus seulement des gestionnaires de contenu, mais deviennent des médiateurs de données, des conseillers de confiance, des experts capables de guider les utilisateurs dans leur quête d'information.

Au demeurant, pour éviter l’obsolescence, il est nécessaire pour  nous de se former en continu, de développer de nouvelles compétences dans des domaines comme l’analyse de données, la gestion des systèmes d’information, la cybersécurité, et la médiation culturelle. La clé étant de transformer la perception que l’on a de nous-mêmes : de simples gestionnaires de données, nous devons devenir des curateurs et des éducateurs, veillant à ce que l’information soit non seulement disponible, mais aussi utile et significative. Tout ceci passe par l’acquisition de certaines qualités.

 

C-     Sagesse et Révolte : Des qualités nécessaires dans un monde en mutation

Dans son ouvrage, Serge Carfantan nous invite à explorer la dualité entre la sagesse et la révolte. Ces deux concepts, appliqués à notre contexte, sont essentiels pour comprendre comment nous devons agir face aux défis de l’automatisation et de la gestion de l’information numérique.

La sagesse, pour un professionnel de l’information documentaire, c’est avant tout l’aptitude à s’adapter et à comprendre les changements. C’est la capacité de prendre du recul et d'observer la manière dont la technologie transforme nos métiers, nos pratiques et les besoins des usagers. La sagesse nous pousse donc à maîtriser les outils numériques et de l’Informatique Documentaire, à comprendre leurs limites, mais aussi à réfléchir sur la place que nous, les spécialistes de l’information documentaire, occupons dans ce processus.

Être sage, c’est aussi agir de manière responsable et éthique. La gestion de l’information est un domaine sensible, et les enjeux liés à la confidentialité, à la protection des données, et à l’accessibilité sont aujourd’hui plus importants que jamais. Dans un monde où la manipulation de l’information est devenue courante, la sagesse consiste à être un gardien vigilant, garantissant l'intégrité et la fiabilité des données que nous gérons.

Mais la sagesse seule ne suffit pas/plus. La révolte est parfois nécessaire. Mais contre quoi ? Le domaine de l’information documentaire se trouve aujourd'hui à un carrefour de métiers  comme l’informatique, la gestion des données, et la communication, qui possèdent des compétences de plus en plus proches de celles des professionnels de l’information documentaire. Avec l'accès généralisé aux technologies numériques, presque tout le monde peut manipuler, organiser et diffuser de l'information. Cette banalisation des compétences autrefois spécifiques à notre domaine entraîne un risque : celui de voir notre métier dilué dans un ensemble de fonctions interchangeables.

La sagesse, ici, consisterait à reconnaître cette évolution et à s’y adapter. En effet, la démocratisation des outils de gestion documentaire et l’accès à l’information modifient notre environnement de travail. Il ne s’agit plus seulement de maîtriser des outils spécifiques, mais de développer une vision plus large, en intégrant des compétences plus stratégiques, éthiques, et analytiques qui vont au-delà de la simple gestion technique de l'information. Nous devons nous positionner comme des experts capables d'accompagner les organisations dans leur transformation numérique, tout en garantissant l’intégrité et la pertinence des informations. Disons-le nous clairement, la vision stratégique et la capacité d’analyse de l’information dans son contexte sont des atouts majeurs que la technologie ne peut remplacer.

Un autre pan de révolte serait également nécessaire face à certaines réalités préoccupantes. De plus en plus, les employeurs optent pour des solutions "low cost", en préférant recruter des personnes ayant déjà quelques connaissances basiques dans le domaine, plutôt que de faire appel à des professionnels pleinement qualifiés. Le fait que les études dans ce domaine soient moyennement longues, couplé à une rémunération souvent modeste, incite les entreprises à privilégier des ressources moins coûteuses, mais aussi moins compétentes.

Cette tendance pose un vrai danger pour la profession : si tout le monde peut "faire le métier", où se trouve notre réelle valeur ajoutée ? Il est nécessaire de se révolter contre cette banalisation de nos compétences pour ne pas sombrer dans l'obsolescence. La solution réside dans l'innovation, l'engagement, et le militantisme pour redéfinir notre rôle en tant que gardiens de l'information de qualité, plutôt que simples exécutants de tâches techniques.

Un tout dernier pan de révolte qui me semble assez complexe est celui de l’inégalité informationnelle, notamment avec la désinformation et la manipulation. Dans un monde de plus en plus numérique, tout le monde a tendance à croire ce qu’il lit dans les 5 premiers résultats de la recherche. Avec la saturation d’informations, le risque est grand de sombrer dans le chaos, où chacun ne serait qu’un simple consommateur de données sans pouvoir en comprendre le sens ou en mesurer les implications. La révolte nous pousse à ne pas accepter cet état de fait, à nous assurer que l’information reste au service de la société, et non pas seulement des intérêts commerciaux ou politiques.

Mais comment se résigner face aux  algorithmes biaisés, aux censures imposées, et aux monopoles sur l’information ?  Peut-être devons-nous militer pour l’open access, en soutenant les initiatives favorisant l’accessibilité, et à plaider pour la transparence dans la gestion des données. Nous devons rester critiques et vigilants. Les machines ne sont pas neutres. Elles sont construites avec des biais et peuvent exclure certaines perspectives ou distordre la vérité. Notre rôle est de veiller à ce que ces outils ne réduisent pas la richesse et la diversité des savoirs. C'est là que réside la sagesse : savoir utiliser la technologie, mais sans oublier que l’humain doit toujours être au centre.

 

EPILOGUS ***

Au terme de la lecture des 799 pages cumulées des ouvrages de Serge Carfantan et Günther Anders, que j’ai découvert il y a quelques jours, je m’en suis délecté au fil des leçons et des discours. Avec sagesse et de révolte comme deux forces nécessaires pour faire face à un monde en constante évolution, cela m’a amené à réfléchir sur notre rôle, en tant que professionnels de l’information documentaire, et sur la manière dont nous pouvons affronter les défis de notre secteur avec intelligence et détermination.

D’abord, il faut comprendre les technologies avec sagesse, sans les subir :  La technologie a bouleversé nos pratiques documentaires. Nous voyons des outils d'intelligence artificielle, de blockchain ou d'apprentissage automatique se répandre dans notre travail quotidien. Il ne faut pas accepter aveuglément ces changements, mais de les comprendre, les évaluer et les utiliser intelligemment. Oui, ces technologies peuvent nous aider, mais elles ne doivent pas nous priver de ce qui fait notre spécificité : notre capacité humaine à donner du sens à l’information.

Ensuite, réinventer notre métier pour l’avenir : Allier sagesse et révolte, c’est aussi accepter que notre métier ne doit pas rester figé dans le passé. Le monde évolue et nous devons évoluer avec lui. Notre rôle n'est plus seulement de classer des documents ou de gérer des bases de données. Nous sommes les garants de l’éthique, de la diversité des informations et de l’intégrité des savoirs. Là où les machines fournissent des réponses automatiques, nous devons apporter de la nuance, poser des questions, remettre en question ce qui est présenté comme "vérité". Là où les algorithmes proposent des classements, nous devons nous assurer que ces classements sont justes, transparents, et qu’ils ne renforcent pas les inégalités existantes. En agissant ainsi, nous incarnons cette révolte dont parlent Carfantan et Anders : une révolte non pas contre le progrès, mais contre tout ce qui menace la liberté de savoir.

Enfin, Les défis auxquels nous faisons face sont nombreux. La technologie avance vite, et il peut sembler que notre rôle soit de plus en plus réduit à une simple fonction technique. Pourtant, nous savons que notre métier a un avenir brillant, si nous savons allier sagesse et révolte. Nous ne pouvons donc pas laisser notre profession être banalisée ou dévalorisée. Il est de notre responsabilité de réaffirmer notre rôle en tant qu’experts, garants d’un accès libre et juste à l’information. Ensemble, en combinant intelligence et engagement, nous pouvons non seulement protéger l’avenir de notre métier, mais aussi le réinventer, pour qu’il continue à être essentiel dans une société où l’information est plus précieuse que jamais.

 

Références bibliographiques détaillées :

 

  1. Günther Anders
    Titre : L’Obsolescence de l’Homme. Tome 1 : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle
    Édition : Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances
    Année de publication : 2002
    Nombre de pages : 473 pages
    ISBN : 978-2908602156
    Résumé : Cet ouvrage fondamental de Günther Anders interroge le rapport de l’homme à la technologie dans un monde où la machine et l’automatisation occupent une place centrale. Anders montre comment l’avènement de la technologie moderne a conduit à une déshumanisation progressive, où l’homme devient étranger à son propre monde. Il décrit l'émergence d'une nouvelle forme d’obsolescence : celle de l’homme face à la machine, qui impose désormais ses règles.
    Thèmes principaux : Déshumanisation, technologie, société industrielle, philosophie de la technique.
    Cote : Techno-philosophie, critique sociale.

 

  1. Serge Carfantan
    Titre : Sagesse et révolte. Essai sur la sagesse dans l’histoire de la philosophie et le besoin de révolte face aux injustices
    Édition : Philosophie et Spiritualité
    Année de publication : 2012
    Nombre de pages : 326 pages
    ISBN : 978-2954156101
    Résumé : Cet essai de Serge Carfantan explore l’idée que l’humanité a toujours été tiraillée entre deux pôles : la sagesse, qui invite à comprendre et accepter la réalité du monde, et la révolte, qui incite à se dresser contre l’injustice. L’auteur parcourt l’histoire de la philosophie pour illustrer comment ces deux concepts se croisent et se nourrissent mutuellement, formant les bases de la pensée critique et de l’action éclairée. Carfantan propose une réflexion sur la manière de combiner ces deux forces pour mieux affronter les défis contemporains.
    Thèmes principaux : Philosophie, sagesse, révolte, justice, humanisme.
    Cote : Philosophie sociale, humanisme.