Ces derniers temps, je suis fasciné par la qualité des ouvrages que je découvre et qui inexorablement enrichissent progressivement mon sens critique. En parcourant les syllabus des cours de l’Ecole des Chartes, j’ai beaucoup été intéressé par les cours à dispenser pour le métier d’Archiviste paléographe (https://www.chartes.psl.eu/formations/cours?curriculum=508). Le cours qui a le plus a marqué mon attention est « Archives et institutions de l'époque moderne ». [J’espère avoir les moyens pour me former dans cette école d’ici peu].
En fouillant la littérature y afférente, je suis
tombé par sérendipité sur plusieurs ouvrages en rapport avec un précédent
article que j’avais déjà fait sur le thème« l’archive conservée est-elle
réellement celle voulue/désirée par le chercheur ? » à l’occasion d’un
séminaire avec l’ICA (International Concil of Archives).
1- Ce que j’ai lu :
Après avoir plongé dans les travaux de David
Killingray et Jeffrey Taylor, Ann Laura Stoler, et Arlette
Farge, il devient évident que les archives, bien plus que de simples
dépôts d’informations, sont des entités dynamiques, construites, filtrées, et
parfois manipulées. Ces auteurs dévoilent une réalité troublante : l’archive, qu’on imagine souvent neutre,
est façonnée par des choix qui reflètent les rapports de pouvoir, les priorités
des institutions, voire les biais individuels de ceux qui les gèrent.
L’archive ne documente pas seulement ce qui est, elle occulte aussi ce qui
pourrait révéler des aspects plus sombres de l’histoire.
Killingray et Taylor, dans leurs
recherches, montrent effectivement comment le gouvernement britannique a mis en
place l’opération "Legacy" au moment de la décolonisation, détruisant
ou rapatriant vers Londres des documents administratifs jugés sensibles. Cette
stratégie n’avait qu’un but : assurer que les nouveaux États indépendants ne
disposent pas de certaines informations compromettantes sur les méthodes
coloniales britanniques. Ce "nettoyage" des archives a façonné
l’image de l’administration coloniale, la rendant moins vulnérable aux
critiques futures. Ainsi, en ne gardant que certains documents, les
gouvernements créent une version de l’histoire plus favorable à leurs intérêts,
en particulier en période de transition politique.
Ann Laura Stoler, dans Along
the Archival Grain, explore les "silences d’archives", ces
manques délibérés de documents qui montrent à quel point les archives peuvent
être orientées par des idéologies dominantes. Dans les archives coloniales
françaises et britanniques, Stoler identifie ces "silences" comme des
expressions du "sens commun colonial". Elle exprime clairement qu'il ne s’agit pas d’oublis,
mais de choix intentionnels d’archivistes et de responsables politiques qui
choisissent ce qui doit être transmis et ce qui doit être oublié. Par cette
stratégie, certains aspects des administrations coloniales, notamment les abus
envers les populations locales, sont masqués, contribuant à une image idéalisée
de l’ordre colonial. Ce silence des archives n’est pas seulement un oubli : il
sculpte activement notre mémoire collective.
Arlette Farge, dans Le goût
de l’archive, examine le rôle de l’archiviste et la relation complexe
qu’il entretient avec les documents. Elle souligne que, bien que souvent
discrets, les archivistes jouent un rôle crucial dans la construction de notre
mémoire collective, que ce soit en retenant ou en rejetant certains documents.
Ces choix, influencés par des consignes institutionnelles, mais aussi par des
préférences personnelles, influencent la perception ultérieure d’événements
majeurs. Farge nous invite à réfléchir sur cette question : dans quelle mesure
l’archive peut-elle être une source fiable, lorsqu’elle est le produit de
décisions humaines, de filtres et parfois d’oublis intentionnels ?
2- Ce que je pense: Nuancer sa confiance aux archives
La conservation sélective des documents pousse à
questionner la fiabilité des archives comme source historique. En effet, sans
contexte, certaines archives peuvent donner une vision partielle, voire
trompeuse, des événements. Par exemple, durant la colonisation de l’Algérie,
des documents relatant les résistances locales ont été omis, ou classés de
manière à ne pas être immédiatement accessibles, minimisant ainsi l’impact de
la voix des colonisés au profit d’un récit colonial plus acceptable. Ce n'est
pas une simple question d’omission aléatoire, mais bien une construction
délibérée. En accédant aux archives de la période, le chercheur qui se fie
uniquement aux documents restants pourrait être conduit à croire que la
résistance était marginale, alors que le manque de documentation est, en
réalité, le résultat de choix politiques et institutionnels.
Les archives d’entreprise montrent aussi cette
dynamique de sélection, mais avec une dimension supplémentaire liée aux
intérêts économiques et à la protection de l’image. Ce "silence" dans les archives d’entreprise empêche le public
et les chercheurs d’avoir une vision claire et complète de leur historique,
orientant ainsi la mémoire collective de manière à privilégier une version
édulcorée.
Cette sélection des documents archivés a des
conséquences sur la manière dont les sociétés se souviennent de leur passé.
Killingray, Stoler et Farge montrent à quel point la mémoire collective peut
être influencée par des décisions prises par ceux qui contrôlent les archives.
Le pouvoir de sélectionner ce qui est digne d’être conservé ou effacé
transforme les archives en outils de manipulation, capables de protéger des
institutions, des États ou des entreprises en contrôlant ce qui est transmis
aux générations futures.
2- Ce que je pense: Contextualiser la lecture des archives
Alors, que faire pour éviter les pièges d’une
mémoire collective déformée par les archives ? Il est
impératif de replacer chaque document dans le contexte de sa production et
d’interroger non seulement ce qui a été conservé, mais aussi ce qui a été omis. Il est
nécessaire d’adopter une lecture critique qui cherche à comprendre les
intentions sous-jacentes aux choix de conservation. Par exemple, dans les
archives de la période coloniale, le manque de certains rapports peut suggérer
un effacement volontaire visant à contrôler le récit historique. En
reconnaissant ce biais, le chercheur ne voit plus seulement une absence, mais
aussi une indication de la manière dont le passé a été structuré par ceux qui le voulaient.
L’enjeu pour l’archiviste est alors de documenter
ces choix de conservation de manière transparente et d’intégrer une réflexion
critique dans son travail. De cette manière, les archives peuvent devenir des
outils plus honnêtes, des reflets plus nuancés et précis de l’histoire, bien
que toujours partiels. Mais cela nécessite un engagement des archivistes et des
institutions pour ne pas céder aux intérêts immédiats ou aux pressions de
l’époque.
Pour sortir
Ainsi, en explorant l’évolution des pratiques
archivistiques, nous pourrons mieux comprendre comment garantir une mémoire
collective qui soit moins influencée par les filtres du pouvoir et plus
représentative de l’ensemble des réalités historiques.
Le prochain article sur le sujet portera sur "Les Limites de la confiance dans l’archive : exploration critique des pratiques de conservation et d’interprétation hors contexte"
Références bibliographiques
· Killingray, David, et Taylor, Jeffrey.
The British Empire and the Second World War. Hambledon Continuum,
2005.
· Stoler, Ann Laura. Along
the Archival Grain: Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense.
Princeton University Press, 2009.
· Farge, Arlette. Le goût
de l’archive. Seuil, 1989.
· Blouin, Francis X., et Rosenberg,
William G. Processing the Past: Contesting Authority in History
and the Archives. Oxford University Press, 2011.
NB: Je vous propose dans un autre article, une revue de littérature plus importante sur le sujet de la limite de la confiance dans l'archive.
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