Résumé :

Cet article soulève une question cruciale : jusqu’où peut-on faire confiance aux archives, en particulier lorsqu’elles sont interprétées en dehors de leur contexte de production ? Longtemps perçues comme des témoins fidèles du passé, les archives sont en réalité façonnées par des choix humains, souvent soumis à des contraintes et des intérêts variés. Nous aborderons ici les enjeux éthiques et méthodologiques qui découlent de ce paradoxe, en analysant les facteurs influençant les pratiques archivistiques et en soulignant l’importance d'une approche critique pour éviter les risques d’interprétations biaisées. Notre objectif est de montrer que comprendre une archive signifie comprendre les biais humains et les contextes qui entourent sa conservation.

 

Introduction : L’archive, entre mémoire et manipulation potentielle

Les archives sont au cœur de la recherche historique et scientifique, considérées comme les gardiennes des récits institutionnels et personnels. Elles offrent aux chercheurs un accès privilégié aux réalités passées. Pourtant, derrière cette image d’objectivité se cache un processus de sélection et de conservation éminemment humain. Loin d'être des réservoirs neutres d’informations, les archives sont façonnées, triées, et parfois élaguées, influencées par des choix institutionnels ou individuels, et soumises aux contraintes du temps.

Cette réalité impose une question fondamentale : jusqu’où peut-on accorder foi aux archives lorsqu’on les lit hors de leur contexte d’origine ? Cet article propose de creuser cette question en explorant comment les décisions prises dans le cadre des pratiques archivistiques façonnent les informations que nous préservons — et, par extension, celles que nous oublions. Cette analyse critique met en lumière les implications méthodologiques de cette « construction de la mémoire » et invite les chercheurs à une vigilance accrue dans leur interprétation des documents.

 

1. La conservation des archives : Choix et réalités pratiques

Les archives sont conservées en fonction de décisions stratégiques, souvent influencées par des contraintes matérielles, juridiques, et administratives. Que ce soit pour préserver des documents administratifs, historiques ou scientifiques, les archivistes doivent faire des choix – décider quels documents garder, lesquels élaguer – en fonction des ressources disponibles et des priorités.

1.1 Intérêt administratif : Sélection et fonctionnalité des documents

Pour les institutions, la conservation d’archives administratives répond souvent à un impératif de preuve et de régularité légale. Par exemple, des documents de gestion budgétaire peuvent être jugés nécessaires pendant une période donnée pour assurer la transparence et la traçabilité des fonds. Une fois cette période passée, ces mêmes documents peuvent être détruits, même s’ils auraient pu présenter un intérêt historique.

Comme exemple que je donnerai : Dans certaines administrations publiques, les documents relatifs aux finances ou à la gestion de crise peuvent être supprimés une fois le délai de conservation légal écoulé. Imaginons qu'une agence gouvernementale doive faire face à des choix drastiques pour réduire ses archives : elle pourrait prioriser les documents prouvant son efficacité, en omettant ceux relatifs aux périodes de crise. Cela crée un biais d'information, omettant des périodes de trouble qui, pour les historiens, sont essentielles pour comprendre le fonctionnement institutionnel dans son ensemble.

1.2 Intérêt historique : Décisions basées sur la pertinence culturelle

La sélection des documents pour leur valeur historique est tout aussi subjective. Ce choix dépend des valeurs sociétales et des critères définis par les archivistes ou les institutions pour transmettre la mémoire collective. Cette hiérarchisation des documents répond à des priorités qui, parfois, privilégient certains récits et en ignorent d’autres, créant ainsi une mémoire culturelle partielle.

Comme exemple que je donnerai : Un exemple édifiant se trouve dans les archives coloniales françaises et britanniques. Durant la décolonisation, beaucoup de documents révélant des abus, des répressions violentes ou des actions militaires controversées ont été détruits ou rapatriés en Europe. Par exemple, en 1961, dans le cadre de la procédure "Operation Legacy" menée par le gouvernement britannique, des documents compromettants ont été brûlés ou classés en dehors des pays décolonisés pour éviter des poursuites judiciaires ou ternir l'image des autorités coloniales. Ces choix de conservation ou de destruction ont profondément influencé la manière dont la colonisation est perçue aujourd’hui, et ce biais persiste dans les archives disponibles aux chercheurs.

1.3 Intérêt scientifique : Choix de préservation en fonction des avancées technologiques

Dans la recherche scientifique, les archives sont également soumises à des choix qui influencent leur préservation. Les documents jugés pertinents pour des avancées futures sont conservés, mais les documents relatifs aux essais ratés ou aux expériences sans issue sont souvent écartés.

Comme exemple que je donnerai : Dans les laboratoires de recherche pharmaceutique, par exemple, seuls les résultats d'essais cliniques positifs sont parfois archivés de manière exhaustive. Les protocoles ayant échoué, bien que riches en informations pour éviter des erreurs futures, sont souvent mis de côté ou détruits pour ne pas encombrer les systèmes d'archivage. Cette pratique peut fausser la compréhension des essais cliniques pour les chercheurs actuels, car elle cache une partie de l’histoire scientifique et empêche l’examen critique des méthodes passées.

 

2. Respecter le contexte de production : Une norme indispensable en archivistique

La norme ISAD(G) en archivistique promeut la conservation des documents avec leur contexte de production, c'est-à-dire en prenant en compte l’origine, l’intention, et les conditions dans lesquelles chaque archive a été créée. Cela garantit une compréhension fidèle et précise du document pour les générations futures.

2.1 Les risques d’une conservation hors contexte

Un document sans contexte est souvent source de malentendus et de fausses interprétations. En supprimant le cadre initial de production d’une archive, on risque de lui attribuer une signification dénaturée, parfois incompatible avec son intention d’origine.

Comme exemple que je donnerai : Un rapport de police de l’époque coloniale concernant les mouvements de libération pourrait donner l’impression, hors de son contexte de production, que ces mouvements étaient marginaux et désorganisés. En réalité, il est possible que l’administration coloniale ait choisi d’édulcorer ces documents pour minimiser la perception de menace qu’ils représentaient, voire pour atténuer la légitimité de leur combat. Sans le contexte d’origine, ce rapport pourrait être interprété à tort comme un témoignage objectif de la stabilité sociale de l’époque.

2.2 Chaîne de production et de transmission des archives

Un document passe souvent entre plusieurs mains avant de parvenir aux archives finales, et chaque étape de cette chaîne peut influencer le contenu, le sens ou même la conservation de l’information.

Comme exemple que je donnerai : Dans les colonies, les correspondances entre les gouvernements locaux et les autorités métropolitaines passaient par plusieurs niveaux de rédaction et de validation. Il n'était pas rare que les rapports envoyés soient censurés ou modifiés en fonction de ce que les autorités coloniales voulaient montrer ou cacher. Par exemple, les rapports de la période précédant l’indépendance de l’Algérie montrent souvent une vision aseptisée de la situation politique et militaire, les autorités souhaitant minimiser l’ampleur du mouvement indépendantiste. Cette chaîne de transmission partielle crée une distorsion de la réalité, influençant la lecture du passé pour les générations suivantes.

 

3. L'interprétation hors contexte : L’archive peut-elle être trompeuse ?

En interprétant une archive hors de son contexte, nous risquons de lui attribuer une signification déformée, d’autant plus lorsque des informations cruciales ont été délibérément omises ou censurées. Cela donne aux archives un caractère partiel, voire trompeur, qui influence la perception de l'histoire.

3.1 L’interprétation biaisée de documents historiques

Certains documents, lorsqu’ils sont lus hors contexte, créent des récits trompeurs en occultant des aspects clés des réalités qu’ils décrivent. Ce phénomène est particulièrement présent dans les archives de régimes autoritaires ou de périodes de crise.

Comme exemple que je donnerai : Un autre cas concerne les archives de l’administration coloniale française en Afrique. De nombreux rapports omettent délibérément les répressions violentes exercées sur les populations locales, présentant une image idéalisée du rôle civilisateur de la colonisation. Cette absence de détails sur les pratiques répressives, le travail forcé ou les privations infligées aux indigènes contribue à une vision incomplète et faussée de l’époque coloniale.

3.2 L’effet de l’oubli institutionnel et de la censure sur les archives

Certaines institutions préfèrent occulter des documents qui pourraient ternir leur image. Ce processus d’oubli institutionnel est souvent une forme de censure indirecte, influençant la perception historique que l’on pourrait se faire de ces organisations.

Comme exemple que je donnerai : La Compagnie britannique des Indes orientales, par exemple, a intentionnellement omis de conserver ou d’archiver les correspondances et documents relatifs aux famines causées par sa politique d'exportation forcée de denrées. En effaçant ces traces, la compagnie a ainsi contribué à la dissimulation de cette responsabilité, biaisant la perception des causes de ces famines dans l'histoire contemporaine.

 

Conclusion : Une lecture critique et contextualisée des archives

Les archives ne sont pas de simples vestiges du passé ; elles sont façonnées par des choix humains, des priorités institutionnelles et des biais inévitables. La rigueur scientifique impose aux chercheurs d’aborder les archives avec un regard critique, prenant en compte le contexte de leur création et les intentions sous-jacentes.

Seule une compréhension nuancée et contextualisée permet de saisir toute la complexité de la mémoire collective et de s'approcher de la vérité historique. Les chercheurs doivent interroger les archives, non comme des témoins neutres, mais comme des constructions humaines, et en faire une lecture prudente pour éviter de reproduire les biais du passé.


Références bibliographiques

  1. De Certeau, Michel. L'invention du quotidien : Arts de faire. Paris : Gallimard, 1990.

  2. Derrida, Jacques. Mal d'archive : Une impression freudienne. Paris : Galilée, 1995.

  3. Mbembe, Achille. Sortir de la grande nuit : Essai sur l'Afrique décolonisée. Paris : La Découverte, 2013.

  4. Farge, Arlette. Le goût de l’archive. Paris : Seuil, 1989.