Après avoir étudié avec beaucoup d’intérêt les travaux de David Killingray, Jeffrey Taylor, Ann Laura Stoler, Arlette Farge, Jacques Derrida, Pierre Nora, et Achille Mbembe, je suis profondément impressionné par la façon dont ils analysent le rôle des archives dans notre compréhension de l’histoire. Chacun de ces auteurs, à sa manière, montre comment les choix faits en matière d’archivage ne sont pas neutres, mais souvent liés à des enjeux de pouvoir sous-jacents. Ces choix, qu'ils soient explicites ou dissimulés, façonnent la façon dont les sociétés se souviennent ou, au contraire, oublient certaines parties de leur passé. Cet article propose une revue des principales réflexions sur ces dynamiques et enjeux, tout en les reliant aux débats contemporains. Il s’inscrit dans la continuité d’un précédent travail ("Les limites de la confiance dans l’Archive : Mémoires Sélectives et Instruments de Pouvoir"), en cherchant à mieux comprendre comment les pratiques archivistiques contribuent à construire et à réguler la mémoire collective, souvent au service d’intérêts spécifiques.
1. Les archives coloniales : Témoins partiels et mémoire sélective
Les archives coloniales illustrent parfaitement comment la mémoire collective peut être façonnée pour servir les intérêts d’une élite dominante. Par exemple, dans "The British Empire and the Second World War", Killingray et Taylor montrent comment les autorités britanniques ont systématiquement contrôlé leurs archives afin de protéger l’image de l’Empire. De nombreux documents compromettants ont été soigneusement écartés ou modifiés pour éviter de ternir cette image. Les exemples de censures sur des événements comme le massacre d’Amritsar en 1919 montrent clairement comment la manipulation des archives a permis de promouvoir une version de l’histoire plus favorable à l’Empire.
2. Silences d’archives et "anxiété épistémique" coloniale
Ann Laura Stoler, dans Along the Archival Grain, parle des "silences d’archives" et de l’"anxiété épistémique" qui caractérisaient les pratiques archivistiques dans les colonies néerlandaises. Selon elle, les omissions dans les archives n’étaient pas des accidents, mais des choix délibérés visant à préserver un récit dominant du colonialisme. Par exemple, les documents sur les rébellions locales ou les abus de pouvoir étaient souvent supprimés, afin de minimiser l'impact négatif de l'administration coloniale. Stoler décrit cette dynamique comme un "oubli structuré", qui perdure aujourd’hui dans les archives des anciennes colonies.
3. Arlette Farge et la subjectivité de l’historien face aux archives
Dans Le goût de l’archive, Arlette Farge explore l’aspect plus personnel et émotionnel de l’archivage. Elle montre que l'archiviste ne se contente pas d’être un témoin neutre des événements, mais qu’il est aussi influencé par ses propres intuitions et questionnements. L’historien, lorsqu’il consulte les archives, entre en relation avec ces documents d’une manière qui dépasse l’analyse froide et rationnelle. Par exemple, Farge parle de son expérience avec les archives judiciaires parisiennes du XVIIIe siècle, où chaque document évoquait pour elle une histoire unique, mais parfois, ces archives, par leur nature fragmentaire, créent une vision partielle de l’histoire.
4. Jacques Derrida : L’archive entre mémoire et oubli
Jacques Derrida, dans Mal d’archive, aborde la question des archives sous un angle psychanalytique. Pour lui, les archives sont marquées par une tension constante entre mémoire et oubli. Il les décrit comme un lieu où des décisions invisibles de conservation ou d’élimination des documents façonnent la mémoire collective. Derrida utilise l’exemple des archives freudiennes pour montrer comment certaines informations sont préservées tandis que d’autres sont systématiquement écartées, créant ainsi une mémoire biaisée.
5. Pierre Nora et les "lieux de mémoire"
Pierre Nora, dans Les Lieux de Mémoire, distingue entre mémoire et histoire. Selon lui, les archives sont des "lieux de mémoire", où le passé est figé et conservé, mais où la sélection des documents à conserver est toujours subjective. Par exemple, la Bibliothèque Nationale de France conserve des documents considérés comme essentiels à la mémoire nationale, mais cela reflète une vision sélective de l’histoire qui exclut parfois certaines perspectives culturelles ou sociales.
6. Achille Mbembe et l’empreinte coloniale sur la mémoire postcoloniale
Achille Mbembe, dans Sortir de la grande nuit, montre comment les archives coloniales continuent de marquer la mémoire collective des sociétés africaines. Ces archives, souvent partielles ou biaisées, véhiculent des récits imposés par les colonisateurs, et continuent d’influencer les identités et les récits historiques contemporains. Mbembe appelle à une réévaluation critique de ces archives pour libérer la mémoire postcoloniale des entraves héritées du passé colonial.
7. Archives, Pouvoir et Autorité : La Perspective de Terry Cook et Joan Schwartz
Terry Cook et Joan Schwartz, dans leur article "Archives, Records, and Power", soulignent que les archives ne sont pas des témoins neutres du passé, mais des instruments de pouvoir. Ils montrent que la manière dont les documents sont sélectionnés, conservés ou éliminés influe sur les récits historiques qui sont transmis aux générations futures.
8. Une approche centrée sur les survivants des violations des droits de l'homme
Michelle Caswell plaide pour une approche de l’archivage centrée sur les survivants des violations des droits humains. Dans son travail, elle critique l’objectivité des archives qui ont souvent ignoré les voix des victimes. Elle propose une révision de la gestion des archives des droits humains pour mieux inclure ces voix et refléter la véritable expérience des survivants.
9. Les narrations tacites des archives selon Eric Ketelaar
Eric Ketelaar, dans "Tacit Narratives: The Meanings of Archives", explore comment les archives transmettent des "récits tacites", c’est-à-dire des significations implicites qui influencent notre perception de l’histoire. Il souligne l’importance pour les archivistes et les chercheurs de prendre conscience de ces récits invisibles afin d’éviter de reproduire des biais dans l’interprétation des documents.
Conclusion : Une série de réflexions sur l’archivage à venir
Pour conclure, cette revue des travaux sur l’archivage montre bien que les archives ne sont pas simplement des collections de documents, mais des constructions influencées par des enjeux de pouvoir, de mémoire et d’oubli. Les pratiques archivistiques, loin d’être neutres, sont des actes sociaux et politiques qui façonnent notre mémoire collective. Les auteurs étudiés, comme Derrida, Farge, Stoler, et d’autres, soulignent l’importance de repenser la gestion des archives à l’ère numérique, dans le respect de la diversité des voix et des récits.
Dans un prochain article, nous explorerons les impacts des biais dans les archives sur la mémoire sociale, et nous proposerons des recommandations pour des pratiques archivistiques plus éthiques et inclusives.
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