Ayant parcouru avec intérêt les travaux de David Killingray, Jeffrey Taylor, Ann Laura Stoler, Arlette Farge, Jacques Derrida, Pierre Nora, et Achille Mbembe, je suis frappé par la profondeur de leur analyse concernant le rôle des archives dans la construction de notre compréhension historique. Ces auteurs, chacun à leur manière, examinent comment les choix effectués en matière d’archivage reflètent des enjeux de pouvoir, souvent cachés, et comment ces choix influencent la manière dont les sociétés se souviennent — ou choisissent d’oublier — des pans entiers de leur passé. Dans cet article, je propose une revue de littérature étendue pour illustrer les dynamiques et les enjeux profonds des pratiques archivistiques, en m’appuyant sur les perspectives de ces penseurs et en y intégrant des considérations contemporaines. Se voulant complémentaire d’un précédent article (Les limites de la confiance dans l’Archive : Mémoires Sélectives et Instruments de Pouvoir – Réflexions Critiques sur la Confiance et la Conservation (1)), Cette revue de littérature s'efforce d'analyser les pratiques archivistiques en démontrant comment elles contribuent à construire et à conditionner la mémoire collective, souvent au profit des intérêts de certains groupes.

 

1. Les archives coloniales : Témoins partiels et mémoire sélective

Les archives coloniales représentent un exemple clair de la manière dont la mémoire collective peut être modelée en fonction des intérêts d’une classe ou d’une administration dominante. Les travaux de David Killingray et Jeffrey Taylor dans The British Empire and the Second World War montrent que, durant la période coloniale, les autorités britanniques prenaient des mesures proactives pour contrôler les archives de manière à préserver l’image de l’Empire.

Ces archives étaient souvent triées avec soin pour exclure tout document compromettant qui pourrait ternir la réputation britannique. Killingray et Taylor révèlent que les autorités utilisaient diverses stratégies pour manipuler les informations, telles que la destruction ou la modification de documents sensibles (Killingray & Taylor, 1989, p. 45). En filtrant les récits d'abus, de résistance ou d'injustice, ces pratiques visaient à projeter une vision de l’Empire comme bienveillant et légitime.

L’exemple du massacre d'Amritsar en 1919, où des troupes britanniques ont ouvert le feu sur une foule indienne pacifique, est souvent mentionné dans ce contexte. Dans les archives britanniques, les documents décrivant les événements ont été soigneusement contrôlés pour limiter l'impact des témoignages et des rapports détaillés d'abus (Killingray & Taylor, 1989, p. 78). Ce contrôle de l’information montre comment les archives deviennent des instruments de mémoire partielle, voire d’oubli institutionnalisé.

 

2. Silences d’archives et "anxiété épistémique" coloniale

La chercheuse Ann Laura Stoler explore dans Along the Archival Grain la notion de "silences d'archives" et d' "anxiété épistémique". Son travail se concentre sur les pratiques d’archivage dans les colonies néerlandaises et démontre comment la sélection et la suppression des documents contribuaient à une forme de "sens commun colonial". Ce sens commun, tel que Stoler le définit, était le résultat d’une anxiété constante des autorités coloniales quant aux perceptions locales et internationales de leur régime (Stoler, 2009, p. 134). Les "silences" dans les archives n’étaient donc pas des omissions accidentelles, mais des choix délibérés et calculés pour contrôler la mémoire collective.

Par exemple, les archives coloniales d’Indonésie sous l’administration néerlandaise montrent que des informations relatives aux soulèvements locaux ou aux abus de pouvoir étaient souvent omises ou classifiées (Stoler, 2009, p. 142). Ces absences stratégiques visaient à minimiser les échos négatifs de l’administration coloniale et à produire une mémoire officielle alignée avec les intérêts impériaux. Stoler appelle ces pratiques "l'oubli structuré", une dynamique qui continue d'influencer les archives nationales des anciennes colonies et qui façonne l'interprétation postcoloniale de l'histoire.

 

3. Arlette Farge et la subjectivité de l’historien face aux archives

Dans Le goût de l’archive, Arlette Farge explore une dimension plus intime de l’archive, en examinant la relation unique que l’historien développe avec les documents archivés. Elle décrit les archives comme des espaces vivants où chaque document a sa propre texture, son propre poids d’histoire (Farge, 1989, p. 23). Farge montre que le travail archivistique n’est pas seulement un acte d’investigation, mais un processus émotionnel. La subjectivité de l’historien, ses intuitions et ses questionnements personnels, influencent inévitablement le résultat final de la recherche (Farge, 1989, p. 45).

Elle donne l'exemple des archives judiciaires de Paris au XVIIIe siècle, où elle a passé des années à explorer des comptes rendus de procès, des correspondances privées et des dépositions. Pour elle, la rencontre avec les voix des gens ordinaires à travers ces documents rend l'archive vivante. Cependant, elle met également en garde contre le "danger d’une histoire construite de fragments", où la vision de l’historien peut omettre des éléments clés en raison des lacunes ou de la partialité des archives disponibles (Farge, 1989, p. 67).

 

4. Jacques Derrida : L’archive comme lieu de tension entre mémoire et oubli

Le philosophe Jacques Derrida aborde la question de l'archive dans Mal d'archive à travers une perspective psychanalytique en se concentrant sur la tension entre mémoire et oubli. Derrida théorise que l’archive est non seulement une collection de documents mais aussi le site d’une "maladie" — un lieu où l’oubli institutionnel joue un rôle fondamental (Derrida, 1995, p. 10). Il souligne que l’archive est nécessairement partielle et biaisée car elle est influencée par des choix faits au moment de la production, de la sélection et de la préservation des documents (Derrida, 1995, p. 25).

Derrida prend l'exemple des archives freudiennes pour illustrer comment les institutions choisissent les documents qu’elles souhaitent voir préservés et ceux qu’elles laissent tomber dans l’oubli (Derrida, 1995, p. 45). Cette réflexion souligne la complexité de l’archive comme processus à la fois de rétention et d’effacement où des décisions souvent invisibles sculptent notre mémoire collective

 

5. Pierre Nora et les "lieux de mémoire"

Pierre Nora propose dans Les Lieux de Mémoire une analyse des espaces physiques ou conceptuels qui incarnent la mémoire collective d’une nation (Nora, 1984-1992). Nora distingue entre "mémoire", vivante et changeante, et "histoire", qui tente de fixer le passé de manière objective (Nora, 1984-1992, vol. I, p. 12). Les archives sont selon lui des lieux mémoriaux institutionnalisés où le passé est conservé sous une forme figée mais où le choix des éléments mémorisés est toujours sujet à débat (Nora, 1984-1992, vol. II, p. 34).

L'un des exemples frappants qu'il cite est celui de la Bibliothèque Nationale de France qui conserve des documents historiques considérés comme cruciaux pour le patrimoine français (Nora, 1984-1992, vol. III, p. 56). Cependant, Nora remarque que cette institution privilégie souvent certains auteurs et courants de pensée contribuant ainsi à une mémoire culturelle sélective (Nora, 1984-1992 vol IV., p. 78). Ce mécanisme montre comment les lieux mémoriaux participent à la formation d’un récit national tout en marginalisant certains aspects culturels.


6. Achille Mbembe et l’empreinte coloniale sur la mémoire postcoloniale

Dans Sortir de la grande nuit, Achille Mbembe explore l’héritage des archives coloniales dans le contexte postcolonial (Mbembe, 2013). Mbembe aborde la question de l’archive comme un "fardeau de mémoire" pour les sociétés africaines, où les documents produits durant la période coloniale continuent de façonner les récits et les identités contemporaines (Mbembe, 2013, p.119). Selon lui, ces archives ne sont pas de simples témoignages du passé ; elles sont imprégnées d’un pouvoir structurel qui impose des cadres d’interprétation spécifiques (Mbembe,2013, p.142).

Mbembe cite le cas des archives coloniales du Cameroun où les documents relatifs aux rébellions anti-coloniales sont soit incomplets soit présentés sous un angle qui favorise la perspective coloniale (Mbembe, 2013, p.158). En réexaminant ces archives avec un regard critique, les historiens postcoloniaux tentent déconstruire ces récits pour révéler des histoires alternatives; cependant, le poids omniprésent de l’archive coloniale reste ancré dans les mémoires.

 

7. Archives, Pouvoir et Autorité : La Perspective de Terry Cook et Joan Schwartz

Dans leur article "Archives, Records, and Power: The Making of Modern Memory", Terry Cook et Joan Schwartz abordent la relation entre pouvoir et archives, soulignant comment les pratiques archivistiques influencent les récits historiques et la mémoire collective. Pour eux, les archives ne sont pas seulement des gardiennes de la mémoire, mais aussi des instruments d'autorité. Ils montrent, par exemple, comment la politique de conservation des documents peut créer ou effacer des figures historiques. Cette approche rappelle l'importance de repenser l’archivage comme un acte social et politique plutôt qu’une pratique neutre.

 

8. Une Approche Centrée sur les Survivants des Violations des Droits de l’Homme

Dans Toward a Survivor-Centered Approach to Records Documenting Human Rights Abuse, Michelle Caswell milite pour une approche de l’archivage centrée sur les victimes des abus des droits humains. Selon elle, les archives documentant des violations doivent être gérées de manière à respecter les survivants et leur vision du passé. Elle cite l’exemple des archives du génocide cambodgien, qui ont souvent ignoré la perspective des survivants au profit d’une "objectivité" qui passe sous silence des éléments cruciaux pour la mémoire collective. Caswell soutient que la justice archivistique devrait permettre aux victimes de contribuer à l’élaboration et à la gestion des archives pour que celles-ci reflètent véritablement leur expérience.


9. Les Narrations Tacites des Archives selon Eric Ketelaar

Eric Ketelaar, dans son article "Tacit Narratives: The Meanings of Archives", explore les "récits tacites" que les archives contiennent. Il soutient que les archives sont des documents silencieux qui transmettent des significations implicites, et que ces récits tacites influencent notre perception de l’histoire. Par exemple, les archives institutionnelles peuvent imposer un récit implicite de neutralité, même lorsque les documents qu'elles contiennent reflètent des choix de sélection partiaux. Pour Ketelaar, il est essentiel que les archivistes et les chercheurs soient conscients de ces récits silencieux pour éviter de reproduire des biais.

 

Conclusion : Une série de réflexions sur l’archivage à venir

En conclusion, cette revue de littérature loin d’être exhaustive démontre que les archives sont bien plus que de simples collections de documents historiques ; elles sont souvent des constructions influencées par des enjeux de pouvoir, de mémoire et d’oubli. La manipulation des documents, les choix de conservation, les omissions volontaires, et les pratiques sélectives révèlent que l’archive est tout sauf neutre.

Les perspectives de Cook et Schwartz, Caswell, Ketelaar, Derrida, Farge, Mbembe, Nora, Stoler, et autres auteurs montrent que les archives ne sont pas de simples témoins passifs du passé, mais qu’elles influencent activement la manière dont les événements sont interprétés et commémorés.

Il va donc de soi que les pratiques archivistiques soulèvent de nombreuses questions éthiques, surtout à l’ère du numérique où la gestion de l’information devient plus complexe.

Cet autre article (le troisième dans le même thème) est la suite d'une série de réflexions sur le rôle des archives dans la constitution de la mémoire collective et sur l’importance de pratiques archivistiques transparentes et inclusives. Deux derniers autres articles suivront : le prochain portera sur l’impact des biais dans les archives sur la mémoire sociale, et le dernier proposera des recommandations pour des politiques d’archivage plus éthiques, prenant en compte les voix marginalisées et la diversité des récits historiques. Espérons que le temps nous permettra de préparer tous ces articles.

Références Bibliographiques

  1. Blouin, Francis X. et Rosenberg, William G. Processing the Past: Contesting Authority in History and the Archives. Oxford University Press, 2011.
  2. Certeau, Michel de. L'invention du quotidien. Gallimard, 1990.
  3. Cook, Terry et Schwartz, Joan M. "Archives, Records, and Power: The Making of Modern Memory." Archival Science, vol. 2, 2002, pp. 1-19.
  4. Caswell, Michelle. "Toward a Survivor-Centered Approach to Records Documenting Human Rights Abuse." Archival Science, vol. 14, no. 3-4, 2014, pp. 307-322.
  5. Derrida, Jacques. Mal d'archive : Une impression freudienne. Galilée, 1995.
  6. Farge, Arlette. Le goût de l’archive. Seuil, 1989.
  7. Killingray, David et Taylor, Jeffrey. The British Empire and the Second World War. Cambridge University Press, 1989.
  8. Ketelaar, Eric. "Tacit Narratives: The Meanings of Archives." Archival Science, vol. 1, 2001, pp. 131-141.
  9. Mbembe, Achille. Sortir de la grande nuit : Essai sur l'Afrique décolonisée. La Découverte, 2013.
  10. Nora, Pierre. Les Lieux de Mémoire. Gallimard, 1984-1992.
  11. Smith, Laurajane. Uses of Heritage. Routledge, 2006.
  12. Stoler, Ann Laura. Along the Archival Grain: Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense. Princeton University Press, 2009.